CHAPITRE XXX
L’ère du grand partage

Du 4 au 11 février 1945, Churchill, Roosevelt et Staline se rencontrent à Yalta, en Crimée, pour discuter du fonctionnement de la future ONU, se répartir les zones d’influence en Europe, régler le sort de l’Allemagne agonisante et organiser l’Europe centrale, dont les vieux régimes monarchistes et fascisants pro-nazis sont en ruine. Staline installe la délégation américaine dans le palais Livadia, vieille résidence des tsars, où se déroulent les séances des négociations, et la nombreuse délégation anglaise au palais d’Aloupka.

Pour souligner sa force, il n’accueille pas ses deux hôtes à l’aérodrome, mais, pour flatter la vanité de Roosevelt, il lui propose la présidence de la conférence. Au moment où elle s’ouvre, l’Armée rouge contrôle toute la Pologne, la Roumanie, la Bulgarie, les trois quarts de la Hongrie, une petite partie de l’Allemagne, et elle a effectué sa jonction avec les partisans communistes yougoslaves qui ont libéré eux-mêmes les deux tiers de leur pays. Conforté par ces victoires, Staline se sent en position dominante ; ce sentiment le transforme physiquement. Il parade en uniforme kaki à col haut fermé, orné d’une unique décoration. L’Américain Stettinius est frappé par son apparence : « Du maréchal, bien que de courte stature, irradiait, avec sa tête puissante et ses épaules posées sur un corps trapu, une impression de grande force[1256]. » Staline en joue avec cynisme. Ainsi, en ricanant, il présente à Roosevelt, surpris, Beria comme « notre Himmler[1257] ». Il est constamment surveillé par deux gardes du NKVD. À la fin de la première réunion, il se précipite vers les lavabos ; les deux gardes le perdent. La délégation soviétique s’affole et galope en hurlant dans les couloirs, jusqu’au moment où le maréchal ressort majestueusement des toilettes.

Il impose à sa délégation un rythme de travail infernal, sept jours sur sept : travail jusqu’à cinq heures du matin, cinq heures de sommeil maximum ; reprise du travail à dix heures du matin. Tous les midis, les ministres des Affaires étrangères se rencontrent pour préparer la séance plénière, qui commence à quatre heures de l’après-midi et s’achève à huit heures. Il n’y a pas de procès-verbal officiel ; chaque délégation tient le sien. Les interprètes américains et britanniques traduisent en russe et l’interprète russe en anglais, ce qui produit parfois quelques couacs. La plupart des séances s’achèvent par un petit banquet précédé, à la mode russe, de dizaines de toasts à la vodka ou au champagne. Le 8 février au soir, tous les records sont battus : le repas, qui dure jusqu’à minuit, comporte vingt plats différents et s’achève par quarante-cinq toasts. Staline n’en perd pas pour autant la tête. Imité par Vychinski, il boit la moitié de son verre de vodka, puis y verse de l’eau, en cachette, quand il pense n’être vu de personne.

Le partage est devenu l’une des constantes de sa politique, depuis qu’il a rompu les amarres avec l’internationalisme bolchevik et repris les traditions tsaristes ; il en a conclu deux avec Hitler en août puis septembre 1939, proposé un troisième à Hitler à la fin de 1940, un autre à Eden dès juillet 1941, puis discuté un cinquième avec Churchill en octobre 1944. Yalta est le couronnement de cette politique. Il peut y asseoir durablement des bases qui n’ont alors que l’assentiment de Churchill. Ce dernier en a vaguement informé Roosevelt, convaincu, comme il l’a laissé entendre au cardinal américain Spellman, que seule l’URSS peut faire régner l’ordre dans la majeure partie de l’Europe. En face de Roosevelt, épuisé et rongé par la maladie, et de Churchill, que la conscience de l’infériorité militaire et économique de l’Angleterre rend tour à tour bouillant ou taciturne, accommodant ou brutal, Staline tente de mener le jeu à partir d’une position de grande puissance qu’il définit brutalement lorsque ses deux interlocuteurs proposent de s’adjoindre la France. Il répond en souriant : « Les Trois Grands forment un club extrêmement fermé, limité aux nations de cinq millions de soldats[1258]. » C’est cette attitude qui fait mettre dans sa bouche, à propos du pape, la fameuse question, apocryphe : « Le pape, combien de divisions[1259] ? »

Maïski, dont il a approuvé le plan, expose les propositions soviétiques sur les réparations de guerre, qu’il désire fixer à 20 milliards de dollars, 10 milliards pour l’URSS, payés en nature (en entreprises avec leur matériel), 8 milliards pour les États-Unis et l’Angleterre, et 2 milliards pour les autres pays. Une commission tripartite, installée à Moscou, réglerait le détail. Churchill soutient le transfert d’usines et d’outillages allemands vers l’URSS. Il donne une version pragmatique de la guerre pour le droit et la démocratie en déclarant qu’il ne voit dans ce transfert que bénéfices pour l’Angleterre, qui désire, « jusqu’à un certain point, prendre la place de l’Allemagne en Europe comme producteur de marchandises pour les petits pays européens ». Privée d’usines, l’Allemagne sera hors jeu et Churchill conclut : « Les intérêts de l’Angleterre et de l’Union soviétique vont dans le même sens », mais pas jusqu’au bout. Churchill, désireux d’écarter un concurrent du capital anglais, ne veut pas ruiner l’Allemagne au point d’en faire une zone explosive au cœur de l’Europe[1260]. Les Américains veulent démanteler l’industrie lourde allemande, source de sa puissance militaire, mais partagent la même appréhension. Après avoir, en septembre 1944, soutenu le plan de transformation de l’Allemagne en zone agricole, élaboré par son ministre des Finances Morgenthau, Roosevelt l’a rejeté pour cette même raison. Staline ne repart de Crimée qu’avec une déclaration de principes sur les réparations de guerre dont les modalités sont à fixer par la commission tripartite. Il insiste sur le démembrement de l’Allemagne, qu’il propose de découper en cinq morceaux : une Prusse croupion, le Hanovre et le Nord-Ouest, la Saxe et le territoire de Leipzig, la Hesse et le sud du Rhin, puis le Sud (Bavière, Bade et Wurtemberg), mais se heurte aux réserves britanniques.

Staline déploie, dans la conférence, toutes les ressources de sa rouerie. Il défend le report de la frontière polonaise sur la ligne dite Curzon, située 200 kilomètres plus à l’ouest que la frontière d’avant-guerre, en jouant à la fois au patriote russe indigné et à l’élu contraint de rendre des comptes à ses mandataires. Il ne peut se couvrir de honte : « Que diraient les Biélorusses et les Ukrainiens ? Nous ne pourrions alors retourner à Moscou et affronter le peuple. On dirait : "Staline et Molotov ont défendu nos intérêts avec moins de résolution que Clemenceau et Curzon." Il m’est impossible d’adopter une telle position si je veux pouvoir regarder les gens en face lorsque je rentrerai à Moscou[1261]. »

Il suggère même qu’il doit rendre des comptes à ses pairs, car il expose la situation militaire d’une façon qui donne au secrétaire d’État américain, Stettinius, l’impression qu’il répond à des critiques du Bureau politique lui reprochant de céder trop souvent à Roosevelt et à Churchill[1262]. Pourtant, la délégation soviétique, dont Molotov, membre du Bureau politique, s’aligne toujours avec empressement sur son avis.

Il manie avec aisance à la fois l’ironie et le cynisme. Ainsi, il propose de publier une déclaration par laquelle les Trois Grands « soutiendraient les chefs politiques qui ont pris une part active à la lutte contre les envahisseurs germaniques » dans les divers pays européens. Et comme Churchill s’appuie alors en Grèce sur les collaborateurs des nazis contre les maquisards, il lui déclare en ricanant : « Vous n’avez pas à craindre que cet amendement s’applique à la Grèce[1263]. » Churchill proposant la mise en place immédiate par les Trois Grands d’un gouvernement polonais d’union, il ironise et qualifie cette proposition de « lapsus linguae ». On me qualifie de dictateur, dit-il, mais j’ai assez de sentiment démocratique pour refuser de créer un gouvernement polonais sans consulter les Polonais. Roosevelt et Churchill récusent la représentativité du gouvernement de Varsovie, formé à Lublin par les communistes et leurs satellites, et insistent sur celle du gouvernement émigré formé à Londres dès 1940. Staline rétorque : « Le gouvernement de Varsovie a une base démocratique au moins égale à celle du gouvernement de De Gaulle[1264]. » Il joue la comédie de la démocratie. Ainsi, le 6 février, Roosevelt lui propose d’inviter à Yalta plusieurs personnalités polonaises de tous bords, « pour former avec elles un gouvernement provisoire en Pologne ». Le lendemain, Staline esquive : il n’a pu joindre les gens de Lublin, dont il voulait solliciter l’avis. Mais il manifeste un mépris de fer pour les petites nations : « La Yougoslavie, l’Albanie et les petits pays analogues n’ont pas le droit de s’asseoir à cette table[1265]. » S’affirmant partisan de l’indépendance de l’Indochine dans un futur lointain, il propose de la placer pour l’instant sous mandat de l’ONU. Il ne veut pas ébranler l’ordre colonial[1266].

Mais à l’exception de la question polonaise, il cède à ses deux rivaux sur la plupart des points. Stettinius affirme : « L’Union soviétique fit à Yalta de plus grandes concessions aux États-Unis et à la Grande-Bretagne qu’il n’en fut fait aux Soviets. Les accords […] furent dans l’ensemble un triomphe diplomatique pour les Etats-Unis et la Grande-Bretagne[1267]. » On pourrait y voir un plaidoyer pro domo du secrétaire d’État américain, mais les faits confirment son jugement.

Churchill le remercie ainsi de « n’avoir pas pris un trop grand intérêt aux affaires de la Grèce[1268] ». Staline laisse, en effet, les mains libres au gouvernement Papandréou pour écraser l’insurrection populaire grecque contre un régime haï. Staline répond, ou plutôt répète : « Je n’ai pas l’intention de critiquer les agissements britanniques en Grèce[1269]. » Deux mois plus tard, le 24 avril, il écrira à Churchill : « Le gouvernement soviétique […] comprend tout ce que représentent la Belgique et la Grèce pour la sécurité de la Grande-Bretagne[1270]. » Quatre jours plus tard, Churchill le remerciera : « Je reconnais les égards que vous avez eus pour moi, quand il nous a fallu intervenir avec des forces armées considérables pour briser l’attaque de l’EAM-ELAS [organisation militaire du Parti communiste grec] contre le siège du gouvernement à Athènes[1271]. »

Il demande trois sièges à l’ONU, un pour l’Ukraine, afin, dit-il, d’apaiser un séparatisme ukrainien menaçant, un pour la Biélorussie et un pour la Lituanie, pour faire avaliser la conquête des pays baltes. Il n’aura pas la Lituanie. Finalement, il obtient trois sièges, un pour la Russie, un pour l’Ukraine, un pour la Biélorussie, mais ce succès ne signifie rien. Il s’oppose à ce que la France reçoive une zone d’occupation militaire en Allemagne et participe au contrôle de l’occupation. Il cède finalement et obtient seulement que la zone française soit prise sur les zones américaine et britannique. Il accepte les deux amendements britanniques sur la Yougoslavie, dont lui seul a les moyens d’imposer le respect. Ces amendements proposent un gouvernement d’union entre les communistes et les monarchistes, et demandent que les lois votées par l’Assemblée de libération nationale soient soumises à la ratification de l’Assemblée constituante. L’objectif est de faire invalider par elle les arrêtés de socialisation de l’économie. C’est l’un des germes du conflit futur entre Moscou et Belgrade.

Il accepte enfin une déclaration sur l’Europe libérée qui affirme la volonté des signataires de régler les problèmes politiques et économiques urgents des peuples européens par des voies démocratiques, et d’y établir au plus vite des gouvernements issus d’élections libres. Molotov, inquiet, présente le texte à Staline en grommelant : « On en fait un peu trop. » Staline lui explique, conformément à son habitude : « Ce n’est rien, ce n’est rien, allez-y. Nous pourrons toujours l’appliquer à notre façon. Tout dépend du rapport des forces[1272]. » Il n’a nulle envie de respecter ce principe, pas plus que Roosevelt et Churchill n’envisagent de le faire appliquer en Espagne, au Portugal ou dans les colonies. Mais ce sera l’une des pommes de discorde entre les trois alliés.

La conférence s’achève sur un accord entre les trois chefs d’État, publié dans la presse de chaque pays le 11 février, annonçant l’entrée en guerre de l’URSS contre le Japon, « deux ou trois mois après la reddition de l’Allemagne et la fin de la guerre en Europe ». Il y est précisé que « les droits antérieurs de la Russie, violés par l’attaque traîtresse du Japon en 1904, seront restaurés[1273] ». Staline se pose ici en héritier de Nicolas II contre les révolutionnaires de 1905, parmi lesquels se trouvait le jeune Koba, alors favorables à la défaite de la monarchie russe haïe. L’entrée en guerre contre le Japon permettra à l’URSS de s’emparer des îles Kouriles et d’occuper le nord de la Corée. L’accusation souvent portée contre Roosevelt d’avoir cédé à Staline en acceptant de laisser l’Armée rouge prendre Berlin ne tient pas. L’état-major américain, craignant que la guerre du Pacifique ne s’éternise, a insisté sur l’entrée en guerre de l’URSS. Selon le chef d’état-major américain lui-même, Eisenhower, les troupes américaines n’ont pas pénétré les premières à Berlin pour des raisons purement militaires. Yalta aurait-il enfin abandonné l’Europe centrale à Staline ? Lorsque la conférence se tient, l’Armée rouge s’y trouve déjà et les partisans communistes yougoslaves ont libéré presque tout leur pays.

À peine la conférence est-elle achevée que des émissaires américains et anglais, dont le résident américain en Suisse, Allen Dulles, rencontrent à Berne le général SS Karl Wolf. Harriman n’en informe Molotov que le 12 mars, soit un mois plus tard. Staline réagit brutalement à ces négociations. Il y voit une tentative d’arrangement séparé des Alliés avec les Allemands dans le dos de l’URSS. Il demande qu’un représentant de l’URSS y soit associé, mais se heurte à un refus. Le 25 mars, Roosevelt rassure Staline : la seule fin de ces discussions est de « hâter la capitulation des forces ennemies qui font face aux troupes américaines[1274] ». La formule peut laisser présager une paix séparée et l’envoi des divisions allemandes opérant en Italie sur le front Est. Le 29 mars, Staline insiste sur ce point devant Roosevelt : il est certes partisan de négociations avec l’ennemi aboutissant à la capitulation des forces adverses sur une partie du front, mais « uniquement si elles ne donnent pas la possibilité aux Allemands de manœuvrer et d’utiliser ces négociations pour transférer leurs troupes sur d’autres parties du front, et en particulier sur le front soviétique[1275] ». Roosevelt l’apaise dans un message du 1er avril, regrettant l’atmosphère de méfiance qui entoure ces discussions… Douze jours plus tard, il meurt.

Staline consacre la veille de la victoire à de premières opérations de remise en ordre interne et idéologique En avril, il fait exclure Koulik du Parti. Avant même que la guerre soit terminée, c’est un premier avertissement à la haute hiérarchie militaire. Il le fera arrêter en 1947, et une fois rétablie, en janvier 1950, la peine de mort, abrogée en 1947, il le fera condamner à mort et fusiller le 24 août 1950. Mais, surtout, il met brutalement sur la touche le grand spécialiste de la propagande antiallemande au cours de la guerre, premier romancier et publiciste, Ilya Ehrenbourg. Le 14 avril 1945, la Pravda publie un article d’Alexandrov, responsable de la section d’agit-prop du Comité central, inspiré ou dicté par Staline, et intitulé : « Le camarade Ehrenbourg schématise ». Il dénonce un article de ce dernier publié dans la Pravda du 9 avril, sous le titre « Ça suffit », reproduit dans L’Étoile rouge (l’organe de l’armée) et Moscou Soir du 11 avril. Il accuse l’écrivain d’appeler à l’extermination du peuple allemand et affirme : « Ehrenbourg ne reflète pas l’esprit de l’opinion publique soviétique. Le peuple soviétique n’a jamais identifié le peuple allemand avec les dirigeants d’une clique criminelle. » L’article vise à déconsidérer l’écrivain juif en tant que porte-parole du patriotisme soviétique. Ce rôle ne peut plus en effet convenir à un juif. Ehrenbourg, le lendemain, proteste contre cet article dans une lettre à Staline. Il nie avoir appelé à l’extermination du peuple allemand et se plaint de « l’atmosphère de condamnation et d’isolement » que l’article va créer autour de lui[1276]. Le secrétariat de Staline enregistre sa lettre, mais ce dernier n’y répond pas. N’ayant toujours pas deviné l’identité du commanditaire, Ehrenbourg proteste auprès d’Alexandrov : c’est la propagande de Goebbels qui l’accuse de vouloir l’extermination du peuple allemand. Assimiler des propos dictés par Staline aux éructations de Goebbels est bien téméraire. Staline ne réagit pas, mais fait interdire à Ehrenbourg d’aller à Berlin célébrer la victoire. C’est le premier signe public de la campagne antisémite qu’il développera à partir de 1948 sous le drapeau de la lutte contre le « cosmopolitisme ».

Le 16 avril 1945, l’Armée rouge entame son offensive sur Berlin, encerclé le 25 avril et pris d’assaut le 2 mai. Six semaines avant la chute de la ville, Staline, devant les communistes tchèques invités à dîner le 28 mars 1945, a brossé un tableau de sa politique européenne. Il prononce une série de toasts, dont un en l’honneur de l’Armée rouge, au cours duquel il s’excuse pour la manière dont ses soldats « peu conscients collent et offensent les filles et les femmes », euphémisme pour désigner la vague de viols qui a accompagné la libération du pays. Puis il prononce un long discours, non rendu public, sur les slavophiles, ces nationalistes russes du XIXe siècle qui voulaient unifier les peuples slaves face à l’Occident maudit sous la férule du tsar et de l’Église orthodoxe. Cette reprise de la vieille propagande monarchiste l’amène à préciser : « Nous, les nouveaux slavophiles-léninistes, les slavophiles-bolcheviks, les communistes, nous sommes partisans non pas de l’unification mais de l’union des peuples slaves. Nous considérons qu’indépendamment des différences dans la situation politique et sociale, indépendamment des différences de mœurs et de techniques, tous les Slaves doivent être unis les uns les autres contre notre ennemi commun : les Allemands. »

Lénine se retournerait sans doute dans son mausolée à l’audition de ces nouvelles définitions de « slavophiles-léninistes », de « slavophiles-bolcheviks », qui illustrent le tournant nationaliste radical qu’a pris la politique de Staline. Il serait tout aussi surpris d’entendre la suite de son discours. Selon Staline, en effet, les deux guerres mondiales ont été provoquées « par la volonté des Allemands d’asservir les Slaves » qui ont le plus souffert de ces guerres : « La Russie, l’Ukraine, les Biélorusses, les Serbes, les Tchèques, les Slovaques, les Polonais. » Lénine et les bolcheviks avaient donc tort de voir dans la défaite de l’Empire russe le moindre mal pour ses peuples et de dénoncer le « social-patriotisme » et l’union sacrée. Mais ce révisionnisme complet reste implicite.

À propos de la guerre qui s’achève, Staline dénonce avec mépris la capitulation des Français qui « ont ouvert le front aux Allemands », de la Belgique et la Hollande qui « ont aussitôt levé les pattes en l’air et se sont couchées devant les Allemands ». Il plaisante sur « les petites destructions » subies par l’Angleterre. On pourrait croire, dit-il, que la menace allemande a disparu. C’est faux. « Je hais les Allemands, mais la haine ne doit pas nous empêcher de juger objectivement les Allemands. Les Allemands sont un grand peuple », avec qui, dit-il, les Alliés s’efforceront de s’entendre. « Nous allons être impitoyables avec les Allemands. […] Nous, les Slaves, nous devons nous préparer à la possibilité de voir les Allemands se dresser à nouveau sur leurs jambes et attaquer les Slaves », qui doivent par conséquent rester unis.

Staline nie ensuite que l’URSS veuille imposer son système aux peuples slaves, même en Bulgarie, qui, pourtant, le veut. « Dans les pays slaves amis nous voulons avoir d’authentiques gouvernements démocratiques », rien de plus[1277]. Staline, dans ce véritable discours-programme non destiné au public, dit vrai quand il affirme son refus d’exproprier le capital dans ces pays, mais il omet de préciser qu’un gouvernement authentiquement démocratique à ses yeux, c’est celui qui répond docilement aux exigences politiques et diplomatiques de Moscou. Mais comment contrôler politiquement ces pays si la propriété privée des moyens de production, massivement rejetée par les masses ouvrières et les petits paysans misérables, y subsiste et constitue le support matériel d’un pouvoir politique indépendant de Moscou ?

La victoire de l’Armée rouge lie, plus encore qu’avant la guerre, les problèmes de l’ordre international avec ceux de l’ordre intérieur en URSS. L’intégration de l’Ukraine occidentale, arrachée à la Pologne en 1939, occupée par la Wehrmacht pendant deux ans et demi, ravagée par les bandes du nationaliste Stepan Bandera, pousse Staline à resserrer les liens avec l’Église orthodoxe. L’Ukraine occidentale est en effet le fief de l’Église uniate, Église dissidente de rite orthodoxe, mais qui accepte l’autorité du pape. Le 15 mars, Karpov, agent du NKVD, placé à la tête du Conseil de l’Église orthodoxe, remet à Staline, à la demande de Molotov, une note affirmant : « L’Église orthodoxe russe, qui dans le passé n’a pas consacré assez d’efforts dans la lutte contre le catholicisme, peut et doit aujourd’hui jouer un rôle significatif dans la lutte contre l’Église catholique romaine (et contre l’Église uniate), qui s’est engagée sur la voie du fascisme et cherche à exercer une influence dans la construction du monde après la guerre. » Staline griffonne sur la note : « D’accord », pour utiliser et soutenir l’Église orthodoxe contre l’Église catholique[1278].

Dans la nuit du 1er mai, Joukov appelle Staline à 4 h 30 du matin. « Staline vient de se mettre au lit », lui répond le général Vlassik. Joukov insiste pour qu’on le réveille : « L’affaire est urgente et ne peut attendre le matin. » Staline prend le combiné. Joukov lui annonce le suicide d’Hitler : « Fini de jouer pour cette canaille. Dommage qu’on n’ait pas pu le prendre vivant…[1279] » Une semaine plus tard, le 8, Truman arrête les livraisons du prêt-bail, et les Alliés reçoivent la capitulation des Allemands à Reims, sans la présence de l’URSS. Cette décision met Staline en colère : « C’est le peuple soviétique qui a porté sur ses épaules le plus lourd fardeau de la guerre, et la capitulation doit donc être signée devant le commandement suprême de tous les pays de la coalition antihitlérienne[1280]. » Une nouvelle signature avec l’état-major soviétique se déroulera à Berlin le 9 mai.

Le 11 mai, Staline, soucieux du front intérieur, signe avec le chef d’état-major Antonov une directive adressée aux dirigeants du NKVD et du NKGB (Beria, Merkoulov, Abakoumov), à Khrouchtchev et à deux autres dirigeants, créant 100 camps de 10 000 places, pour « organiser l’accueil et le regroupement des Soviétiques anciens prisonniers de guerre, militaires et civils, libérés par les Alliés sur le territoire de l’Allemagne occidentale[1281] ». La directive planifie soigneusement la répartition de ces camps : 45 sur les deux fronts de Biélorussie, 55 sur les quatre fronts ukrainiens, pour assurer le contrôle des ex-prisonniers militaires soviétiques et des civils libérés. Pour souligner l’importance qu’il accorde à la répression, il promeut, le 7 juillet, au grade de colonel général les sept principaux dirigeants du NKVD et du NKGB, Abakoumov, Goglidzé, Pavlov, et les organisateurs de la déportation des peuples du Caucase, Krouglov, Serov, Koboulov et Tchernychov.

Quelques jours plus tard, Staline convoque Joukov, en présence de Molotov et de Vorochilov. Les Alliés, dit-il, maintiennent les troupes allemandes qu’ils ont capturées en état de combattre : « Je pense que les Anglais s’efforceront de conserver les armées allemandes pour pouvoir les utiliser plus tard […]. Et maintenant, après la mort de Roosevelt, Churchill va vite s’entendre avec Truman[1282]. » Hopkins, en visite à Moscou fin mai, confie à Joukov : « Je respecte le vieux, mais c’est un homme difficile. Seul Franklin Roosevelt pouvait facilement discuter avec lui[1283]. »

Deux historiens russes se sont interrogés : est-ce le Goulag qui a fait gagner la guerre à l’URSS ? Pendant les quatre ans de la guerre, le Goulag a mis au total 975 000 détenus et 93 000 gardes à la disposition de l’Armée rouge, affecté plus de 1 900 000 déportés et 400 000 prisonniers de guerre à la construction de lignes de chemin de fer, d’aérodromes et de routes, à la coupe de bois, dans les chantiers, mines et usines métallurgiques, aux travaux de fortification et de défense des frontières. Le Goulag a, de 1941 à 1945, produit des millions de cartouches, de grenades et explosifs divers, de mines défensives, d’emballages spéciaux pour munitions, de tissus, d’uniformes, et 100 000 bombes. Mais il n’a fabriqué ni tanks, ni avions, ni automitrailleuses, ni canons, ni navires de guerre. Après l’occupation du Donetz par les armées allemandes en 1942, les mines de Vorkouta ont été, dix-huit mois durant, le premier fournisseur de charbon de l’URSS[1284]. Mais il s’agit d’un cas exceptionnel. La population du Goulag, comportant un nombre croissant de femmes et de déportés âgés, ne peut pas être mobilisée avec autant d’efficacité que les travailleurs libres. Les femmes, qui en formaient 7 % en décembre 1940, en représentent 26 % en juillet 1944. Employées en masse dans les usines, elles tombent au moindre prétexte sous le coup de la loi d’août 1940 et sont expédiées au Goulag. Les déportés les plus jeunes et les plus robustes ont été envoyés au front. Sous la coupe d’une administration qui écrème pour elle-même les rations prévues pour les détenus, ces derniers meurent littéralement de faim, et ne survivent qu’en ramassant des ordures et mangeant des racines. La mortalité connaît une progression foudroyante. Plus de la moitié des détenus sont, officiellement, soit inaptes au travail (25 % en 1942), soit aptes seulement à un travail léger (38,3 % en 1942) ! On imagine aisément ce qu’ils peuvent produire.

L’apport du Goulag, bien que réel, est donc secondaire. Ce n’est pas le Goulag qui a fait gagner la guerre à l’URSS, c’est son industrie d’État, sa planification et ses soldats. Malgré son développement chaotique et désordonné, malgré la pénurie, la médiocre qualité de nombre de ses produits et les écarts d’une branche à l’autre, l’industrie soviétique a permis à l’URSS de construire en quatre ans 88 000 chars (contre 23 500 pour les Allemands) et 106 000 véhicules blindés (contre 41 000 pour les Allemands). C’est là que la victoire s’est construite, pas dans les camps.

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